mercredi 18 novembre 2009

Les amours râtées de PJ Harvey

Auréolée d’une réputation de fille douée et en colère, PJ Harvey n’est peut-être pas celle que l’on croit. A trop crier partout "Je t’aime pas mais l’autre là-bas, ne la regarde pas sinon je te fais manger un œil", les hommes ont fini par devenir ses ennemis numéro 1.


Sur la pochette de A Woman A Man Walked By (Island Records, 2009) et sur les photos-promo, John Parish et PJ Harvey affichent la complicité d’un couple de meilleurs amis : on se tape dans le dos, on se file des plans pour jouer un accord de guitare, on se moque de l’autre lorsqu’il bafouille dans le micro et on ne se regarde même pas lorsqu’on joue à la télé car on se fait confiance.
Naturellement, cette belle amitié entre la chanteuse et le professeur d’arts est émouvante, mais un vrai amoureux se cache-t-il derrière les couplets d’amour (et de colère) que Polly Jean Harvey compose à l’ombre des amandiers du Dorset ? Cet amoureux invisible, ce n’est pas John Parish, âme sœur de PJ, reflet d’initiales, qui lui apprend à jouer de la guitare et la suit, depuis Automatic Dlamini, le premier groupe de Parish, dans lequel elle joua notamment du saxophone. Non. En réalité, on ne sait rien, ou presque, des battements du cœur de cette fille à la grande bouche peinturlurée de chair de baleine... Mais peut-être qu’en compilant correctement, des noms surgiront : Steve Albini, Nick Cave, et même Vincent Gallo. C’est du lourd, et c’est même du très beau garçon, mais cela n’explique pas leur statut temporaire dans la vie de celle qui postillonne "I’m sucking ’till I’m white/You leave me dry"… sur le single Dry, en 1993 (Island Records). Interrogeons-nous : Pourquoi ? Pourquoi PJ Harvey semble être toujours une célibataire en colère ?


 Steve Albini : connu pour travailler uniquement en analogique et pour le tarif unique appliqué à tout groupe toquant à la porte de son studio à Chicago (600€ la journée), Steve Albini est le fondateur de Shellac et le producteur de tout ce que la terre porte de noise et de punk et d’indie. Cela tombe bien, PJ Harvey vient tout juste de dépenser ses petites économies dans la location de son premier appartement à Londres. Par ailleurs, Island Records, son nouveau label, aime sa protégée hargneuse mais ne souhaite pas dépenser trop d’argent : deux semaines et pas un jour de plus devront suffire à l’enregistrement de Rid Of Me (Island Records, 1993), prometteuse collaboration du producteur sans concession et de l’artiste. S’alimentant uniquement de pommes de terres et de sauces assorties durant ces deux semaines (C’est Steve qui le dit lui même), PJ Harvey défie son micro comme on défie un homme qui se refuse et Steve Albini capte, silencieux et encourageant, la défiance de cette fille de 23 ans. En confiance, Polly Jean fait vibrer sa gorge, se brise les abdominaux, racle, éructe, grogne, murmure tandis qu’Albini imprime sur ses bandes magnétiques la pudeur violente de cette fille qui semble vouloir tout faire toute seule... Mais deux semaines ne suffisent pas à deux cœurs qui pourraient battre de concert. PJ Harvey quitte le studio à reculons, vidée. Tout est dit dans Rid Of Me et Albini ne touchera plus aux cordes sensibles de Polly.

Ce qu’elle aurait dû faire : Manger autre chose que des pommes de terre. Pour séduire un homme, il existe des mets plus encourageants.



Nick Cave : Nick Cave... Ah, Nick Cave... PJ Harvey est fan de la bande de l’australien et lorsque celui-ci la contacte pour l’accompagner sur le duo Henry Lee (sur Murder Ballads, Mute, 1995), elle pense à toutes ses copines de lycée qui sont devenues femmes au foyer et qui repassent les bermudas de leur mari. Depuis Rid Of Me, PJ Harvey est devenue une rockeuse internationale, ses succès se sont enchainés avec classe et n’ont laissé guère l’occasion à l’amour de s’immiscer dans sa culotte (dont elle se coiffera dans le clip de The Letter en 2004). Le monde de l’indie attend cette rencontre et elle a lieu : la vidéo de Henry Lee se termine sur un french kiss à l’attention de ceux qui doutaient encore que ces deux-là étaient faits pour se rentrer dedans, artistiquement, personnellement, sentimentalement. Les deux vivent une passion irréelle pour leurs fans respectifs mais lassée ou juste enquiquinante, PJ Harvey décide de rompre et de plonger par la même occasion Nick Cave dans un chagrin profond, comme si ce Nosferatu du Rock n’était pas déjà un type suffisamment sombre. Elle quitte leur appartement de Londres, récupère ses robes de Dame Cave et file, ailleurs. Nick Cave compose dans la foulée Boatman’s Call, hommage à sa belle voleuse, à ses yeux verts (Green Eyes) et ses cheveux noirs (Black Hair). Culpabilisant, repensant à ses copines de lycée, craignant de rejoindre leur club de lecture, elle dédicace son album suivant Is This Desire ? (Island Records, 1998) à Nick. Quatre petites lettres noires sur fond blanc pour souligner la culpabilité et l’amour inconstant dont elle semble s’excuser.

Ce qu’elle n’aurait jamais dû faire : sortir avec son idole.


Vincent Gallo : Remballant son chagrin et le sentiment d’avoir échoué avec son âme sœur australienne, PJ Harvey s’envole pour New-York, États-Unis, pour respirer un autre air et loucher sur ce drôle de garçon qu’est Vincent Gallo : le beau Vincent Gallo fait chavirer des navires entiers de filles par un simple mot qui sort de sa bouche. Elle tombe dans le piège, l’étau se referme sur celle qui a souffert d’un physique qu’elle estimait disgracieux depuis son adolescence. Parce qu’il la regarde, l’aime peut-être un peu et parce qu’il l’emmène dans des quartiers exotiques de NYC, Polly chavire à son tour et compose l’album Stories From The City, Stories From The Sea (Island Records, 2000), dans lequel elle répond à la question posée par l’album précédent : Is This Desire ?. Pire que ça : This Is Love, dit-elle. Le ton de l’album est triomphant, surproduit, et elle apparaît plus que jamais sûre d’elle. Cela est évidemment étrange provenant de cette solitaire qui avait eu peur de quitter sa campagne natale pour Londres. La voici à New-York, amoureuse d’un lascard. L’album ne fera pas date... Cette romance éclate au grand jour lors de la sortie de l’abum Uh Huh Her (Island Records, 2004). Il s’ouvre sur le titre The Life and Death of Mr. Badmouth, adressé à la langue de vipère notoire qu’est Vincent Gallo. Les autres titres de l’album soulignent l’affirmation de PJ Harvey. Parce que c’est nécessaire de s’assurer qui l’on est après avoir été écartée par un méchant garçon. N’est pas Chloë Sevigny qui veut.

Ce qu’elle aurait dû faire : le planter au milieu de Central Park et rentrer à Londres pour Nick ou à Perpignan, pour Pascal (Comelade).

Lassée une nouvelle fois, PJ Harvey évite la dépression en composant un album dans un pur style victorien et écrit à la craie blanche une sensibilité ténue, fragile, sur des pistes lumineuses et cristallines (White Chalk, [Island Records, 2007]). John Parish, l’ami de toujours accourt, peu après, pour lui donner son épaule. Elle s’épanche. Elle écrit Black Hearted Love et les hommes recommencent à tomber amoureux d’elle.




Article paru le 7 juillet 2009 sur Inside Rock

lundi 16 novembre 2009

Tuxedomoon - Desire (1981) : Où la musique est polysémique.


Sorti en 1981 chez Crammed Discs.

Comme si sa volonté était de ne pas mettre sa musique entre les mains de tout le monde Tuxedomoon ouvre son Desire avec un morceau de 14min 55’. Grâce à ce stratagème, exit les punks, exit les mods, exit tous les rockeurs and rollers incapables d’être attentifs à un morceau de plus de 2 min 30’.
Débutant comme un mauvais concert de Pink Floyd, c’est seulement au bout de 5 minutes que l’équipée de San Francisco annonce la couleur de Desire : boîte à rythmes, violon, bouts de ficelles électroniques sur lesquels l’on danserait bien pieds nus dans une vieille maison polonaise. Puis la teinte tzigane de "East/Jinx/…/Music #1" se marie soudain à un saxophone [voir explications tout en bas de l'article] qui ne s’était pas annoncé. Idéalement conçue pour faire gazouiller des oiseaux en métal, la chanson prend ensuite une tournure très expérimentale au niveau de la 10ème minute pour repousser ceux qui avaient réussi à passer l’épreuve de la musique tzigane électronique. A ce niveau de la chanson, les amateurs peuvent enfin se dire : « Ca y est, on est entre nous ». Ainsi fut l’introduction au désir bleu et dansant de Tuxedomoon.

Desire est l’album phare de la discographie de Tuxedomoon, collectif californien d’artistes et de musiciens en tous genres, fondé en 1977, au moment même le punk termine sa puberté en Europe. Signé sur le label des Residents, première partie de DEVO lors de son passage à San Francisco, Tuxedomoon met cependant les voiles vers l’Europe dès le début des années 1980. Et ne la quittera (presque) plus.

Desire. 7 titres pour l’édition originale en 1981 et 11 pour sa réédition en 1987 sous format CD, les 4 nouveaux titres provenant du EP No Tears, sorti pour sa part en 1978. Deux aspects peuvent donc être approchés, selon que l’album Desire se termine sur « Holiday For Plywood » (version originale de 1981) ou sur « No Tears » (réédition agrémentée de 1987).

S’il s’agit de « Holiday For Plywood » : la boîte à rythmes singe un jazz électronique, de vagues pizzicato mettent en scène un malaise sur le point d’arriver. Les cordes font tourner la pièce pour rendre malade et …

« Sometimes in the finest of moments
You find the furniture just doesn’t fit
Something about the carpet
Makes you want to scream »
 
L’album se termine sur une envie de vomir, dans une nausée qui accompagne en principe un baptême de l’air.
S’il s’agit de « No Tears » : un petit boulet efficace aux contours mal définis, même pas carré, où tout déborde mais qui concentre toute la puissance que peut concentrer le mélange de guitares, de boîte à rythmes, de voix grasses, de basse cinglante, sur un texte écrit pour homme/femme au bord de la crise de nerfs.

Ainsi, avec l’un comme l’autre en conclusion, les âmes sensibles devront s’abstenir. La finesse de l’entreprise, celle de créer un album aux influences multiples ET a priori mal adaptées (jazz et électronique, guitares et violon), trouve sa sève dans l’écriture de textes dont la violence excède celle de tous les groupes en colère qui réclame la mort de Dieu. Sur « Victims Of A Dance », Cassandre, la pauvre fille de la mythologie grecque que personne ne croit, semble se balader dans une soirée, titubante (« With an unquenchable thirst / We drink »), psalmodiant sa prophétie contemporaine « We are all victims of a dance ». Cela signifie-t-il qu’il faille se méfier des formes artistiques attirantes, qu’il faille faire l’effort d’aller un peu plus loin que ce qui se donne comme tel ? Oui. Voilà. Voilà le message de Desire, l’album. Et pour le diffuser, le groupe passe par la mythologie grecque…

Continuons. La pièce maîtresse de Desire, l’album, est « Desire », la chanson. La boîte à rythmes lance une boucle qui ne quittera jamais la piste, un clavier vient renforcer la structure de base, puis une voix très claire vient slapper sur le tout comme une corde sur une contrebasse. Ritournelle expérimentale, « Desire » la chanson a un pouvoir dansant très efficace si l’on repousse son contenu. Le désir s’adresse en personne à ceux qui veulent bien l’entendre. Ce désir n’est pas celui des corps ou des autres, mais un désir simplement matériel. En substance, ce désir personnifié – et au moins aussi aimable qu’un Andrew Eldritch dans un Disney – est celui qui se glisse l’air de rien dans le quotidien : « Tu veux cette voiture ? Tu la voudrais pour briller devant tes amis et ta famille… mais tu ne peux pas. Tu n’en as pas les moyens. Trop tard, tu la désires déjà. Te voilà piégé. » Le voici le piège du désir lu par Tuxedomoon, matériel, quotidien, d’une violence inouïe. « Et dire que tu allais danser sur cette chanson… »



Tuxedomoon est un groupe composé de personnes intelligentes dont le rapport au monde est théorique et souligne, toujours avec une délicatesse lexicale, la violence en ce bas monde. La musique de Tuxedomoon se comprend avec toutes les dimensions de son profil : complexité, violence, mélange acoustique, électronique, chant au yaourt bulgare si vous le voulez, mais toutes ces dimensions sont essentielles pour ne rien louper de tout l’art de ces bonhommes. On peut passer outre la portée des textes par exemple, Tuxedomoon restera un groupe intéressant mais ennuyeux. On peut oublier que la figure du Hollow Man est répétitive dans l’album et qu’elle singularise celle de l’homme moderne, mais la musique de Tuxedomoon sera amputée du personnage principal de ses fictions musicales, bref, l’essentiel en somme.

C’est pour cela que cet album est un incontournable. Parce que c’est un piège. Parce que les autres albums et les autres productions des années 1980 ont souvent livré des albums bien compacts, bien sombres, qui se revendiquaient du punk, et déclaraient sans pudeur puiser leur inspiration dans le côté dark du mouvement punk. Desire a un niveau de lecture plus fin, plus cérébral, lâchons ce vilain mot. Les personnages des titres sont tous des hommes et des femmes qui se cognent bêtement contre des choses qui font mal, murs de la vie : le désintérêt, l’incrédulité, le rienàfoutrisme des autres à leur égard. Desire est un piège. Et non, l’auteur de ces lignes ne fait pas sa maligne. Parce qu’elle-même y est aussi tombée à pieds joints, dans le piège du Desire, avant de relever le nez des boucles de la boite à rythmes et de se dire « Attends, attends, c’est quoi leur problème ?... ».

Leur problème ? Ou notre problème ? Leur problème ? Le nôtre ? Le leur ? Je sais pas, écoutez, c’est des gens compliqués Tuxedomoon…


Focus sur le saxophone dans les années 1980 : durant la décennie, à l’exception de Michel Delpech qui en fait usage pour emballer les filles, le saxophone est un instrument qui symbolise une inquiétante présence. Cela mériterait un article mais en attendant, pour se faire une idée, voir ici le court métrage Sax, présent dans le coffret DVD+CD Berlin Super 80 sorti en 2005 chez MonitorPop. Dans ce court métrage, le saxophone est un personnage à part entière, qui se dissimule dans la brume urbaine... et qui fait quand même un peu frémir.


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Article paru le 15 septembre 2009 sur Inside Rock