samedi 16 mars 2013

J’ai fumé ma dernière cigarette avec Daniel Darc.

En entrant dans l’appartement ce soir-là, j’ai nettoyé la table du salon et de la cuisine d’un seul coup de bras, faisant glisser en une fois dans un sac poubelle : mes paquets de cigarettes vides, des tickets-boissons vieux de plusieurs mois, des flyers froissés, des tickets de caisse et quelques pièces de petite monnaie en zinc. Puis je me suis brossé les dents si vite et si fort que mes gencives ont rendu du sang avec mes crachats.

Puis je me suis assise sur le lit, au milieu du salon. J’ai allumé la télé et me suis préparé un sandwich.

22 juin 2011. Je venais de fumer ma dernière cigarette. Avec Daniel Darc.

1993. David me confie ses lubies du moment comme acheter tous les disques des Mamas & the Papas simplement parce que le nom du groupe lui évoque un idéal de famille (des mères, des pères, des liens familiaux que l’on se choisit et non ceux que l’on nous impose – c’était sa réflexion) et attendre la livraison à domicile d’un disque d’un groupe qui s’appelle Taxi Girl. 

-          « Tu connais ? »
-          « Non »
-          « Si, tu connais »
-          « Mais non je connais pas »
-          « Tu connais pas la chanson Cherchez le garçon ? »
-          « Si »
-          « Bah c’est une chanson de Taxi Girl »
-          « Ah bah je savais pas ».

Et j’en suis restée là. Taxi Girl. Cherchez le garçon.

A des kilomètres et à des années de là, le hasard met entre mes mains un disque de Taxi Girl, opportunément lors de ces années où quitter Paris était un idéal de survie. Paris. P.A.R.I.S. Ce maxi est sorti en 1984 et mon disquaire a la bonne idée d’emprisonner mes oreilles entre deux écouteurs, lors de l’un de mes retours de Berlin. Émerveillée une fois de plus par la lueur berlinoise et déçue par la crasse parisienne (une habitude), j’entends ces mots, pas tout à fait chantés, juste parlés, sur une ritournelle faite pour fuir Paris en sautillant avec des larmes dans les yeux. 

C'est Paris.
À Paris, rien n'est pareil.
Tout a tellement changé que c'est même plus une ville, c'est juste une grande poubelle.
La poubelle est pleine depuis si longtemps qu'il n'y a plus de place pour nos déchets à nous.
C'est Paris, et à Paris, y'a rien à faire, juste marcher dans les rues, marcher dans les rues pendant qu'il fait jour, et attendre.
Attendre qu’il fasse un peu plus chaud, qu'il fasse un peu plus jour, qu'il fasse un peu d'amour.

P-A-R-I-S.

En quelques instants, le temps de la chanson, j’inscris Taxi Girl dans mon champ d’émotions ressenties grâce à la musique. Je laisse mon argent au disquaire et repars avec une compilation, 84-86, parue en 1990, pour mieux profiter de cette découverte.

Très vite, je partage ma toquade autour de moi, Paris devient la chanson que l’on chante en hurlant en fin de soirée, en postillonnant sur ses derniers mots et la chanson de rupture Les jours sont bien trop longs devient celle que l’on se rappelle lorsque l’un d’entre nous en éprouve le besoin.

"Tu resteras dans mon cœur - Ça, ne t'en fais pas - Tu sais c'est le genre d'endroit - Où je mets n'importe quoi".

Taxi Girl et la voix maniérée de son chanteur, Daniel Darc, tourne en boucle dans ma tête comme un signe de renoncement à la vieillesse, à l’âge adulte et les emmerdements que l’on imagine aller de pair. L’idéal de jeunesse et l’ivresse juvénile des sons et des mots de Taxi Girl sont ceux que je ne redoute jamais d’écouter lorsqu’un moment devient triste. La jeunesse et sa fraicheur ne sont pas des boulets à tirer comme le souvenir d’un instant qui n’est plus. La jeunesse et ses idéaux sont des attitudes et des bonheurs tour à tour partagés avec ceux qui nous ressemblent et avec nous-mêmes. 

Lorsque j’étais enfant, je pensais qu’une fois passé 30 ans, les gens se mettaient subitement à écouter de la « musique d’adulte », soit de la musique classique et que leurs disques trouvaient une seconde vie au fond d’un grenier où personne ne va fouiller. Le jour de mes 30 ans, tandis que je me rendais à la fête d’anniversaire qu’avait préparée des amis d’enfance dans un petit bar à Narbonne, j’ai écouté Sisters Of Mercy. Très fort. En laissant filer mon imagination.

Rêver, imaginer sa vie et suivre un chemin qui semble raisonnable est une crainte que nous tous avons eu je crois ou sinon je ne viens pas de la même planète que beaucoup d’autres. Se résigner à une vie d’adulte en remisant ses élans de jeunesse, signifie grandir aux yeux du monde du raisonnable. Sauf que l’imagination et l’élan créatif qui font de la jeunesse l’un des plus beaux moments de la vie n’a rien à voir avec l’âge. La poésie me le rappelle souvent, mes rêves aussi. C’est là toute la beauté de la jeunesse et de son univers sans règle.

Un univers où tout est possible, mais où tout n’est pas utile (Premier épitre aux Corinthiens, La Bible).

Comme à chacune de mes découvertes musicales ou littéraires, je fouille, creuse, exhume, lis, raconte celui ou celle qui fait de mes moments solitaires des moments de joie. Daniel Darc me devient familier, sa voix, ses écrits, son image. Il arrive même aux oreilles des adultes et du grand public en remportant une Victoire de la musique en 2005. Daniel Darc redevient une figure du paysage musical, et devient tout court une image de mon paysage parisien.




Avril 2005. Le groupe allemand Einstuerzende Neubauten fête ses 25 ans, d’abord à Berlin où je finis par ne plus entendre  mes applaudissements puis à Paris, une semaine plus tard. J’assiste aussi à ce concert, sans Boules Quiès. Erreur fatale. Je supporte quelques chansons mais mes oreilles sifflent tellement que je dois quitter le concert. Sous une arcade de la Cigale, je croise Daniel Darc pour la première fois. Son allure me choque, sa silhouette semble si abimée et déséquilibrée.

L’image d’un bossu survient immédiatement et ma réflexion sur le trottoir du boulevard de Rochechouart ce soir-là est que l’on est libre de tuer son corps, de le détruire et de le délaisser au profit du plaisir et des addictions. Et qu’assister à ce spectacle est souvent une tragédie... pour vous, pour les proches, les amis, les gens qui vous savent fragiles et qui craignent qu’un jour ou l’autre vous leur claquiez dans les doigts.

De cette vision, je garde l’image d’un blouson en cuir porté sur une épaule  et la curiosité de trouver là, dans ce concert d’adeptes de musique allemande expérimentale, le dandy amoché de Taxi Girl.

Novembre 2010. C’est  à la Cité de la Musique que Einstuerzende Neubauten célèbre ses 30 ans de carrière en France. Arrivée en retard, sous la pluie, le ventre vide, j’entre dans la salle au moment de l’entracte. Les lumières sont rallumées, les gens bavardent, triturant un gobelet en plastique rempli de bière. La majorité est habillée en noir, certains sont assis contre les murs de la salle, d’autres sont en cercle pour ne pas perdre leur place dans la foule près de la scène.  Une musique de fond est recouverte par les conversations et les éclats de voix.

Ce petit monde se connaît et la salle n’est même pas pleine. Ce petit monde se reconnait et la salle est à sa taille. Je reconnais cette posture, de dos, déséquilibrée et souffrante, j’en suis convaincue. J’observe de biais, bavarde, mais ne quitte jamais des yeux Daniel Darc, avec un blouson en jean ou en cuir sur le dos ou toute autre peau qui viendrait protéger la sienne, qui semble devenir de plus en plus translucide avec le temps. Je reste jusqu’à la fin du concert, savoure les sonorités mythiques de Neubauten et perds de yeux le chanteur fatigué de Taxi Girl.

22 juin 2011. J’ai arrêté de fumer depuis une semaine. J’accompagne mon amoureux qui passe des disques comme souvent dans un bar de la rue Trousseau, dans le 11ème arrondissement de Paris. Comme souvent aussi, je reste le temps d’entendre mes morceaux favoris puis l’abandonne à son casque et ses changements de pistes pour passer ma soirée en compagnie de l’un des romans fleuve que j’aime lire, pour rester le plus longtemps possible avec les personnages. Ayant bu quelques bières ce soir-là, l’envie de cigarette se renforce à mesure que je décide de partir, de sortir du bar et donc de pourvoir fumer une cigarette.

Je traine au fond de mon sac, en guise de tentation à laquelle je résiste tous les jours, un paquet de cigarettes qui ne contient qu’une seule cigarette, la dernière. Une fois dehors, je demande du feu pour allumer cette cigarette, cédant à la tentation de la saveur douce du malt mélangé au tabac. Pressée de retrouver mes livres et sans aucun doute d’avaler quelque chose, je fonce tête baissée, rue Trousseau, les talons de mes boots battant le trottoir d’un rythme rapide et irrégulier. A l’angle de la rue de Charonne, je fonce et heurte de plein fouet un homme. Ma dernière cigarette m’échappe, la peur m’immobilise et la surprise de me trouver face à Daniel Darc n’a pour effet que de faire sortir ces pauvres mots de ma bouche :

-          « Pardon, pardon, mais c’est trop con ! C’est trop con ! C’était la dernière cigarette de ma vie ! »

Il me propose une cigarette, je lui demande du feu et m’excuse platement. Je suis à la fois désolée et tellement surprise de le rencontrer que ma main tremble. Il me demande où je me rends à cette allure. Je lui explique qu’un livre m’attend, qu’il s’agit de Jonathan Franzen. Je lui dis aussi que je l’ai déjà croisé à plusieurs concerts de Einstuerzende Neubauten. On échange quelques mots sur le concert de la Villette et la toujours très grande forme de Blixa Bargeld. Puis je finis par lui dire que j’aime ses textes. Il répond « Merci » puis nous reprenons chacun notre chemin.

Mon rythme est plus lent tandis que je remonte la rue de Charonne, en recrachant une fumée dont je sais qu’elle sera la dernière à encrasser ma respiration. Je la recrache lentement, les bras croisés sur ma poitrine, pour vider mes poumons au maximum. Le ciel n'est pas encore tout à fait noir, la nuit n'est pas encore tout à fait tombée. L'air est doux et l'odeur de ma dernière cigarette est fantastique.

En montant les 4 étages menant jusqu’à l’appartement, je m’en suis voulu d’avoir cédé à la tentation de cette cigarette qui me guettait, confiante, depuis le fond de mon sac. Une fois la porte refermée dernière moi, j’ai pensé aux mots que j’avais échangés avec Daniel Darc. J’en avais oublié son allure, son déséquilibre, son mal visible. Je me suis rendu compte que durant ces quelques instants, j’en avais oublié son mal.

Ces réflexions faites, je me suis mise à effacer de l’appartement toutes traces de ma vie de fumeuse.



« Prendre une place, c’est abandonner le caractère itinérant et indécis de la jeunesse. […] On ne la laisse pas créer sa propre morale. En entrant dans l’âge adulte, la jeunesse pénètre dans un carcan préparé par les autres. Une espèce de chenillard pas très excitant ». Fabrice Emaer, fondateur du Palace, cité par Benoit Sabatier, dans Nous sommes jeunes, nous sommes fiers. La culture jeune d’Elvis à Myspace, p. 225 (2007, Hachette Littératures).

Le maxi Dites le fort (nous sommes jeunes nous sommes fiers) est sorti en 1984. 

Daniel Rozoum dit Daniel Darc est mort le 28 février 2013 à 53 ans. Il a été inhumé au cimetière Montmartre à Paris le 14 mars 2013.