En entrant dans l’appartement ce soir-là, j’ai nettoyé la
table du salon et de la cuisine d’un seul coup de bras, faisant glisser en une
fois dans un sac poubelle : mes paquets de cigarettes vides, des tickets-boissons vieux de plusieurs
mois, des flyers froissés, des tickets de caisse et quelques pièces de petite
monnaie en zinc. Puis je me suis brossé les dents si vite et si fort que mes
gencives ont rendu du sang avec mes crachats.
De cette vision, je garde l’image d’un blouson en cuir porté sur une épaule et la curiosité de trouver là, dans ce concert d’adeptes de musique allemande expérimentale, le dandy amoché de Taxi Girl.
Puis je me suis assise sur le lit, au milieu du salon. J’ai
allumé la télé et me suis préparé un sandwich.
22 juin 2011. Je venais de fumer ma dernière cigarette. Avec Daniel Darc.
22 juin 2011. Je venais de fumer ma dernière cigarette. Avec Daniel Darc.
1993. David me confie ses lubies du moment comme acheter
tous les disques des Mamas & the Papas simplement parce que le nom du
groupe lui évoque un idéal de famille (des mères, des pères, des liens
familiaux que l’on se choisit et non ceux que l’on nous impose – c’était sa
réflexion) et attendre la livraison à domicile d’un disque d’un groupe qui
s’appelle Taxi Girl.
-
« Tu connais ? »
-
« Non »
-
« Si, tu connais »
-
« Mais non je connais pas »
-
« Tu connais pas la chanson Cherchez le garçon ? »
-
« Si »
-
« Bah c’est une chanson de Taxi Girl »
-
« Ah bah je savais pas ».
Et j’en suis restée là. Taxi Girl. Cherchez le garçon.
A des kilomètres et à des années de là, le hasard met entre
mes mains un disque de Taxi Girl, opportunément lors de ces années où quitter
Paris était un idéal de survie. Paris. P.A.R.I.S. Ce maxi est sorti en 1984 et
mon disquaire a la bonne idée d’emprisonner mes oreilles entre deux écouteurs,
lors de l’un de mes retours de Berlin. Émerveillée une fois de plus par la
lueur berlinoise et déçue par la crasse parisienne (une habitude), j’entends
ces mots, pas tout à fait chantés, juste parlés, sur une ritournelle faite pour
fuir Paris en sautillant avec des larmes dans les yeux.
C'est Paris.
À Paris, rien n'est pareil.
À Paris, rien n'est pareil.
Tout a tellement
changé que c'est même plus une ville, c'est juste une grande poubelle.
La poubelle est pleine depuis si longtemps qu'il n'y a plus de place pour nos déchets à nous.
La poubelle est pleine depuis si longtemps qu'il n'y a plus de place pour nos déchets à nous.
C'est Paris, et à Paris,
y'a rien à faire, juste marcher dans les rues, marcher dans les rues pendant
qu'il fait jour, et attendre.
Attendre qu’il fasse
un peu plus chaud, qu'il fasse un peu plus jour, qu'il fasse un peu d'amour.
P-A-R-I-S.
P-A-R-I-S.
En quelques instants, le temps de la chanson, j’inscris Taxi
Girl dans mon champ d’émotions ressenties grâce à la musique. Je laisse mon
argent au disquaire et repars avec une compilation, 84-86, parue en 1990, pour mieux profiter de cette découverte.
Très vite, je partage ma toquade autour de moi, Paris devient la chanson que l’on chante en hurlant en fin de soirée, en postillonnant sur ses derniers mots et la chanson de rupture Les jours sont bien trop longs devient celle que l’on se rappelle lorsque l’un d’entre nous en éprouve le besoin.
"Tu resteras dans mon cœur - Ça, ne t'en fais pas - Tu sais c'est le genre d'endroit - Où je mets n'importe quoi".
Très vite, je partage ma toquade autour de moi, Paris devient la chanson que l’on chante en hurlant en fin de soirée, en postillonnant sur ses derniers mots et la chanson de rupture Les jours sont bien trop longs devient celle que l’on se rappelle lorsque l’un d’entre nous en éprouve le besoin.
"Tu resteras dans mon cœur - Ça, ne t'en fais pas - Tu sais c'est le genre d'endroit - Où je mets n'importe quoi".
Taxi Girl et la voix maniérée de son chanteur, Daniel Darc,
tourne en boucle dans ma tête comme un signe de renoncement à la vieillesse, à
l’âge adulte et les emmerdements que l’on imagine aller de pair. L’idéal de
jeunesse et l’ivresse juvénile des sons et des mots de Taxi Girl sont ceux que
je ne redoute jamais d’écouter lorsqu’un moment devient triste. La jeunesse et
sa fraicheur ne sont pas des boulets à tirer
comme le souvenir d’un instant qui n’est plus. La jeunesse et ses idéaux sont
des attitudes et des bonheurs tour à tour partagés avec ceux qui nous
ressemblent et avec nous-mêmes.
Lorsque j’étais enfant, je pensais qu’une fois
passé 30 ans, les gens se mettaient subitement à écouter de la « musique d’adulte »,
soit de la musique classique et que leurs disques trouvaient une seconde vie au
fond d’un grenier où personne ne va fouiller. Le jour de mes 30 ans, tandis que
je me rendais à la fête d’anniversaire qu’avait préparée des amis d’enfance dans
un petit bar à Narbonne, j’ai écouté Sisters Of Mercy. Très fort. En laissant
filer mon imagination.
Rêver, imaginer sa vie et suivre un chemin qui semble
raisonnable est une crainte que nous tous avons eu je crois ou sinon je ne
viens pas de la même planète que beaucoup d’autres. Se résigner à une vie
d’adulte en remisant ses élans de jeunesse, signifie grandir aux yeux du monde
du raisonnable. Sauf que l’imagination et l’élan créatif qui font de la
jeunesse l’un des plus beaux moments de la vie n’a rien à voir avec l’âge. La
poésie me le rappelle souvent, mes rêves aussi. C’est là toute la beauté de la
jeunesse et de son univers sans règle.
Un univers où tout est
possible, mais où tout n’est pas utile (Premier épitre aux Corinthiens, La
Bible).
Comme à chacune de mes découvertes musicales ou littéraires,
je fouille, creuse, exhume, lis, raconte celui ou celle qui fait de mes moments
solitaires des moments de joie. Daniel Darc me devient familier, sa voix, ses
écrits, son image. Il arrive même aux oreilles des adultes et du grand public
en remportant une Victoire de la musique en 2005. Daniel Darc redevient une
figure du paysage musical, et devient tout court une image de mon paysage
parisien.
Avril 2005. Le groupe allemand Einstuerzende Neubauten fête
ses 25 ans, d’abord à Berlin où je finis par ne plus entendre mes applaudissements puis à Paris, une
semaine plus tard. J’assiste aussi à ce concert, sans Boules Quiès. Erreur
fatale. Je supporte quelques chansons mais mes oreilles sifflent tellement que
je dois quitter le concert. Sous une arcade de la Cigale, je croise Daniel Darc
pour la première fois. Son allure me choque, sa silhouette semble si abimée et
déséquilibrée.
L’image d’un bossu survient immédiatement et ma réflexion sur le trottoir du boulevard de Rochechouart ce soir-là est que l’on est libre de tuer son corps, de le détruire et de le délaisser au profit du plaisir et des addictions. Et qu’assister à ce spectacle est souvent une tragédie... pour vous, pour les proches, les amis, les gens qui vous savent fragiles et qui craignent qu’un jour ou l’autre vous leur claquiez dans les doigts.
L’image d’un bossu survient immédiatement et ma réflexion sur le trottoir du boulevard de Rochechouart ce soir-là est que l’on est libre de tuer son corps, de le détruire et de le délaisser au profit du plaisir et des addictions. Et qu’assister à ce spectacle est souvent une tragédie... pour vous, pour les proches, les amis, les gens qui vous savent fragiles et qui craignent qu’un jour ou l’autre vous leur claquiez dans les doigts.
De cette vision, je garde l’image d’un blouson en cuir porté sur une épaule et la curiosité de trouver là, dans ce concert d’adeptes de musique allemande expérimentale, le dandy amoché de Taxi Girl.
Novembre 2010. C’est
à la Cité de la Musique que Einstuerzende Neubauten célèbre ses 30 ans
de carrière en France. Arrivée en retard, sous la pluie, le ventre vide, j’entre
dans la salle au moment de l’entracte. Les lumières sont rallumées, les gens
bavardent, triturant un gobelet en plastique rempli de bière. La majorité est
habillée en noir, certains sont assis contre les murs de la salle, d’autres
sont en cercle pour ne pas perdre leur place dans la foule près de la scène. Une musique de fond est recouverte par les conversations
et les éclats de voix.
Ce petit monde se connaît et la salle n’est même pas pleine. Ce petit monde se reconnait et la salle est à sa taille. Je reconnais cette posture, de dos, déséquilibrée et souffrante, j’en suis convaincue. J’observe de biais, bavarde, mais ne quitte jamais des yeux Daniel Darc, avec un blouson en jean ou en cuir sur le dos ou toute autre peau qui viendrait protéger la sienne, qui semble devenir de plus en plus translucide avec le temps. Je reste jusqu’à la fin du concert, savoure les sonorités mythiques de Neubauten et perds de yeux le chanteur fatigué de Taxi Girl.
Ce petit monde se connaît et la salle n’est même pas pleine. Ce petit monde se reconnait et la salle est à sa taille. Je reconnais cette posture, de dos, déséquilibrée et souffrante, j’en suis convaincue. J’observe de biais, bavarde, mais ne quitte jamais des yeux Daniel Darc, avec un blouson en jean ou en cuir sur le dos ou toute autre peau qui viendrait protéger la sienne, qui semble devenir de plus en plus translucide avec le temps. Je reste jusqu’à la fin du concert, savoure les sonorités mythiques de Neubauten et perds de yeux le chanteur fatigué de Taxi Girl.
22 juin 2011. J’ai arrêté de fumer depuis une semaine. J’accompagne
mon amoureux qui passe des disques comme souvent dans un bar de la rue Trousseau,
dans le 11ème arrondissement de Paris. Comme souvent aussi, je reste
le temps d’entendre mes morceaux favoris puis l’abandonne à son casque et ses
changements de pistes pour passer ma soirée en compagnie de l’un des romans
fleuve que j’aime lire, pour rester le plus longtemps possible avec les personnages.
Ayant bu quelques bières ce soir-là, l’envie de cigarette se renforce à mesure
que je décide de partir, de sortir du bar et donc de pourvoir fumer une
cigarette.
Je traine au fond de mon sac, en guise de tentation à laquelle je résiste tous les jours, un paquet de cigarettes qui ne contient qu’une seule cigarette, la dernière. Une fois dehors, je demande du feu pour allumer cette cigarette, cédant à la tentation de la saveur douce du malt mélangé au tabac. Pressée de retrouver mes livres et sans aucun doute d’avaler quelque chose, je fonce tête baissée, rue Trousseau, les talons de mes boots battant le trottoir d’un rythme rapide et irrégulier. A l’angle de la rue de Charonne, je fonce et heurte de plein fouet un homme. Ma dernière cigarette m’échappe, la peur m’immobilise et la surprise de me trouver face à Daniel Darc n’a pour effet que de faire sortir ces pauvres mots de ma bouche :
Je traine au fond de mon sac, en guise de tentation à laquelle je résiste tous les jours, un paquet de cigarettes qui ne contient qu’une seule cigarette, la dernière. Une fois dehors, je demande du feu pour allumer cette cigarette, cédant à la tentation de la saveur douce du malt mélangé au tabac. Pressée de retrouver mes livres et sans aucun doute d’avaler quelque chose, je fonce tête baissée, rue Trousseau, les talons de mes boots battant le trottoir d’un rythme rapide et irrégulier. A l’angle de la rue de Charonne, je fonce et heurte de plein fouet un homme. Ma dernière cigarette m’échappe, la peur m’immobilise et la surprise de me trouver face à Daniel Darc n’a pour effet que de faire sortir ces pauvres mots de ma bouche :
-
« Pardon, pardon, mais c’est trop con !
C’est trop con ! C’était la dernière cigarette de ma vie ! »
Il me propose une cigarette, je lui demande du feu
et m’excuse platement. Je suis à la fois désolée et tellement surprise de le rencontrer
que ma main tremble. Il
me demande où je me rends à cette allure. Je lui explique qu’un livre m’attend, qu’il
s’agit de Jonathan Franzen. Je lui dis aussi que je
l’ai déjà croisé à plusieurs concerts de Einstuerzende Neubauten. On échange
quelques mots sur le concert de la Villette et la toujours très grande forme de
Blixa Bargeld. Puis je finis par lui dire que j’aime ses textes. Il répond « Merci »
puis nous reprenons chacun notre chemin.
Mon rythme est plus lent tandis que je remonte la rue de Charonne, en recrachant une fumée dont je sais qu’elle sera la dernière à encrasser ma respiration. Je la recrache lentement, les bras croisés sur ma poitrine, pour vider mes poumons au maximum. Le ciel n'est pas encore tout à fait noir, la nuit n'est pas encore tout à fait tombée. L'air est doux et l'odeur de ma dernière cigarette est fantastique.
Mon rythme est plus lent tandis que je remonte la rue de Charonne, en recrachant une fumée dont je sais qu’elle sera la dernière à encrasser ma respiration. Je la recrache lentement, les bras croisés sur ma poitrine, pour vider mes poumons au maximum. Le ciel n'est pas encore tout à fait noir, la nuit n'est pas encore tout à fait tombée. L'air est doux et l'odeur de ma dernière cigarette est fantastique.
En montant les 4 étages menant jusqu’à l’appartement, je m’en suis voulu d’avoir cédé à la tentation de cette cigarette qui me
guettait, confiante, depuis le fond de mon sac. Une fois la porte refermée
dernière moi, j’ai pensé aux mots que j’avais échangés avec Daniel Darc. J’en
avais oublié son allure, son déséquilibre, son mal visible. Je me suis rendu
compte que durant ces quelques instants, j’en avais oublié son mal.
Ces réflexions faites, je me suis mise à effacer de l’appartement
toutes traces de ma vie de fumeuse.
« Prendre une
place, c’est abandonner le caractère itinérant et indécis de la jeunesse. […]
On ne la laisse pas créer sa propre morale. En entrant dans l’âge adulte, la
jeunesse pénètre dans un carcan préparé par les autres. Une espèce de
chenillard pas très excitant ». Fabrice Emaer, fondateur du Palace,
cité par Benoit Sabatier, dans Nous
sommes jeunes, nous sommes fiers. La
culture jeune d’Elvis à Myspace, p. 225 (2007, Hachette Littératures).
Le maxi Dites le fort
(nous sommes jeunes nous sommes fiers) est sorti en 1984.
Daniel
Rozoum dit Daniel Darc est mort le 28 février 2013 à 53 ans. Il a été
inhumé au cimetière Montmartre à Paris le 14 mars 2013.