Le mot dépaysement désigne « l’action de s’en aller dans un autre pays ». Il désigne aussi un état, celui de la personne dépaysée, et une action, celle d’un changement agréable d’habitudes.
Le mot déracinement renvoie à l’action a priori brutale ou
violente d’arracher ce qui a pris racine. Dans son sens figuré, déracinement
désigne l’action d’arracher quelqu’un de son pays ou de son milieu.
Je vis aujourd’hui à Paris mais je n’en suis pas. Vivre à
Paris n’a pas été un choix. Mon adaptation est celle du quotidien et non pas
celle du long terme. Paris est transitoire. Elle se situe à la lisière du lieu
dont j’ai été déracinée et des lieux dans lesquels je recherche le dépaysement.
Alors la ville de Paris apparaît comme une plaque tournante, une transition
topologique sous la forme d’une épreuve dont le soulagement ne vient que
lorsque je la quitte.
Mais je ne quitte pas Paris pour quitter Paris. Je quitte
Paris, lieu dans lequel je ne me sens pas chez moi, pour rechercher le
dépaysement. Mais cette recherche de dépaysement n’est en aucun cas une
fuite : il s’agit de la recherche de similarités entre mon lieu natal et
de nouveaux espaces. Paris devient alors un prétexte.
La mer au-dessous de la garrigue : la racine
Le lieu que j’ai quitté à contre cœur était en front de mer.
J’ai grandi face à la mer. Je la préfère l’hiver lorsqu’elle reprend possession
des digues et de la plage, que ses remous claquent contre les rochers érodés et
qu’elle met le phare et ses visiteurs en danger. Le vent, la houle, l’iode
transpercent les téméraires qui longent la jetée. Les après-midis gris des mois
de février sont les plus propices au défi de la tempête. Le souffle violent de
la mer est le plus pur. Le sable froid des nuits d’été est un repère de
calendrier. Les troncs d’arbres échoués annoncent l’automne finissant et la
saison des baleines perdues dans le port. J’ai une fois assisté au dynamitage
d’une baleine dans le port. Sous l’eau, la baleine a explosé. Elle n’était pas
docile, parait-il, et ne trouvait pas la sortie. Une autre fois, une baleine
échoua sur la plage. Des attroupements se sont formés autour des pompiers et
des gendarmes qui considéraient la bête morte. Un vigneron s’est proposé pour
la découper et exposer son squelette dans son chai. Pendant plusieurs jours, le
vigneron allait et venait entre sa propriété et la plage au volant de son
tracteur, des pans de baleine entassés dans sa remorque. La baleine et le
vigneron sont devenus très célèbres dans la région et des groupes de touristes
et d’écoliers se succèdent encore dans le ventre de la baleine, dans le chai au
pied de la garrigue.
Port-la Nouvelle, France, juillet 2007. Photo : L. Saquer |
La mer est l’élément dont nous nous écartions parfois, mes
camarades et moi, pour grimper sur les plateformes d’anciens bunkers nichés
dans la garrigue. Comme une deuxième maison, la garrigue nous avait confiés
tous ses secrets. Courant et trébuchant sur de petits sentiers, nous visions
toujours le sommet… pour nous retourner et voir la mer au loin. Nous ramassions
les cartouches de chasseurs mais nous avions la certitude de tenir entre nos
mains les cartouches de soldats égarés dans la garrigue dont ils ignoraient
tout. Les herbes craquaient sous nos sandales et nous rentrions souvent chez
nous les pieds opaques – la poussière – et les tibias rouges – les ronces. Nos
plaies cicatrisaient dans l’eau de mer.
Le point commun à la mer et la garrigue est que l’on peut
s’y endormir en regardant le ciel sans un obstacle urbain. Depuis la plage et
depuis la garrigue, le ciel est immense et entier. Sa couleur est naturelle,
son épaisseur, réconfortante. De jour comme de nuit, le ciel que j’avais
au-dessus de ma tête était infini et familier, vaste et proche.
La transition parisienne
La transition parisienne, que je vécus comme un déracinement
dès les premiers jours de ma nouvelle vie urbaine, a fait émerger les traits de
mon lieu d’enfance. Soudain, le ciel était en arrière-plan et entravé par
divers obstacles : bâtiments, tours, souterrains du métro, pollution,
lumières artificielles. Depuis la fenêtre de mon appartement étroit, je
guettais ses changements de couleur et n’en voyais pas. Le ciel de Paris
semblait ne pas avoir de caractère. Ni lunatique, ni bleu, ni noir en plein
jour, le ciel parisien s’effaçait derrière l’activité au sol, dans les rues,
les magasins, sur les places et les marches du Sacré Cœur. Je grimpais au
sommet des monuments, montais les marches de l’Arc de Triomphe, arpentais les
allées du parc des Buttes-Chaumont, pour chercher un ciel caractériel mais ne
trouvais rien. Les collines de Paris n’en sont pas, me disais-je, car elles ne
me rapprochent pas de ce que je recherche.
En plus de cette absence, Paris
avait un vent trop doux et trop mou. Je n’avais jamais les cheveux emmêlés, je
n’étais jamais courbée contre des bourrasques. Parfois, l’esplanade de la
Bibliothèque nationale de France était suffisamment vaste et aérée pour me
heurter à des courants d’air parfois brutaux. Mais malgré ces vents ponctuels,
Paris me semblait fade et sans saveur en comparaison à mon front de mer.
Rester à Paris était une obligation. Chercher à m’en
dépayser parfois était la solution.
Le dé-pays : l'autre pays
J’ai donc pris un train de nuit et je suis allée dans le
nord de l’Allemagne, pays dont je connaissais bien le Sud et l'Ouest : la
Bavière au printemps, balbutiant entre neige et bourgeons, et la Ruhr en plein
hiver, grelottant sous des terrils inondés de soleil blanc.
Je suis arrivée à Berlin un matin de mars. J’ai somnolé dans
le train qui me conduisait au centre de la ville, observant d’un œil encore non
exercé les enfilades d’immeubles bleu clair et les résidences plates. Encore
endormie, j’ai longé à pieds la Karl-Marx-Allee qui m’a fait l’effet du
dépaysement le plus total : l'avenue était large, les voies étaient larges, les
trottoirs étaient larges, les berlinois étaient invisibles. Entre les immeubles
de part et d’autres de l’ancienne Staline-Allee, un pan entier de ciel courrait
le long des toits, comme s’il s’agissait de la 5ème voie de l’avenue. Assommée
par le poids des bâtiments et un air soudain respirable dans une grande ville,
je longeais lentement l’avenue, changeant régulièrement de trottoir pour
prendre la mesure de la largeur du lieu. Une voiture passait parfois. Puis,
alors que rien ne l’annonçait, l'Alexander-Platz émergea tranquillement au bout
de la Karl-Marx-Allee. Sur la façade de l'un de ses nombreux immeubles,
quelques phrases de l'œuvre d'Alfred Döblin brillaient. La grande place était
déserte, et mes yeux, grand ouverts. L’espace était alors possible et à
disposition.
Reichstag, Berlin, Allemagne, août 2006. Photo : L. Saquer |
Au pied de la Fernsehnturm, la fameuse tour de la télévision
visible en tous points berlinois, le ciel était à portée de main. Je ne suis
pas allée au sommet de la tour car le ciel était à portée de main. La percée de
la tour en hauteur et le mouvement des yeux pour en atteindre l’extrémité me
donnait le sentiment que le ciel était mis en valeur et qu’il se donnait ainsi
facilement. Puis, toujours assommée mais enfin soulagée de respirer, je suis
passée sous la Porte de Brandebourg, étrangement petite, et je me suis allongée
sur les pelouses du Reichstag. Je ne voyais alors plus que le ciel. Alors je me
suis endormie.
Les jours après, c'est dans un lieu clos que j’ai trouvé la
confirmation des similarités entre mon front de mer et cette ville si étendue.
Les couloirs du Hamburger-Bahnhof, ancienne gare remaniée en musée d’art
contemporain, étaient vides lors de ma première visite et j’ai pu déambuler
dans ses salles sans rencontrer un seul visiteur. Certaines s’étendaient sur
plus d’une centaine de mètres carré. Lorsque j’y suis retournée en une autre
saison, la nuit tombait aux alentours de 15h30. Pourtant, à travers les vitres
de la verrière, ce sont toujours des lueurs bleues qui ont impressionné ma
pellicule, grâce aux néons de Dan Flavin sur la façade du musée. Rentrée à
Paris, le bleu de la nuit berlinoise est apparu sur les tirages photo comme un
invité surprise. Ainsi, en toutes saisons, c'est le ciel qui habille
l'intérieur du musée et enveloppe son visiteur d'une chaleur bleuâtre, comme la
petite flamme bleue d'un briquet. Le bleu n'est plus une couleur froide mais
devient le repère de mes déambulations dans des lieux que j'appelle mes
« lieux bleus ».
Hamburger-Bahnhof, Berlin, Allemagne, décembre 2005. Photo :
L. Saquer
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L'aller-retour
Je suis rentrée à Paris avec peine. J'ai aussitôt fait
développer mes photos pour garder le sentiment et la vision intacts.
Puis Berlin est devenue une habitude, comme une évidence.
Régulièrement, j'y retourne pour veiller sur sa densité, pour m'assurer que des
friches persistent, à deux pas de la Potsdamer-Platz. Rapidement, j'ai saisi
que les espaces vides étaient ceux dans ou sur lesquels je préférais passer mon
temps : la plage et la perte de vue, Berlin et ses avenues désertées, leurs
nuits silencieuses et le ciel comme composante essentielle.
Je retourne sur la plage aussi souvent que je retourne à
Berlin. Lorsque j'y suis, je me lève très tôt pour aller y courir et voir
scintiller la mer. Je conduis vite en longeant le port. Il n'y a personne. J'ai
la mer, son air et son odeur pour moi.
Je ne suis pas dépaysée de la plage, j'en suis déracinée. Je
suis dépaysée de Paris en allant à Berlin. Et je ne fais jamais que
« retourner au pays » en revenant sur le sable. Je m'adapte à Paris.
Je loue un appartement que j'ai choisi sur le seul critère de la hauteur et de
la largeur des fenêtres. Je m’endors désormais devant une grande baie vitrée au
travers de laquelle la nuit n’est malheureusement jamais noire, souvent orange,
mais au travers de laquelle le ciel est à portée de main.