dimanche 19 janvier 2014

Des routes américaines.

 Old La Honda Road, prox. Stanford Campus, CA. (map)


Vine St, Los Angeles, CA. (map)


Mojave Desert, CA. (map)


Death Valley, CA. (map)


Custer State Park, SD. (map)

samedi 16 mars 2013

J’ai fumé ma dernière cigarette avec Daniel Darc.

En entrant dans l’appartement ce soir-là, j’ai nettoyé la table du salon et de la cuisine d’un seul coup de bras, faisant glisser en une fois dans un sac poubelle : mes paquets de cigarettes vides, des tickets-boissons vieux de plusieurs mois, des flyers froissés, des tickets de caisse et quelques pièces de petite monnaie en zinc. Puis je me suis brossé les dents si vite et si fort que mes gencives ont rendu du sang avec mes crachats.

Puis je me suis assise sur le lit, au milieu du salon. J’ai allumé la télé et me suis préparé un sandwich.

22 juin 2011. Je venais de fumer ma dernière cigarette. Avec Daniel Darc.

1993. David me confie ses lubies du moment comme acheter tous les disques des Mamas & the Papas simplement parce que le nom du groupe lui évoque un idéal de famille (des mères, des pères, des liens familiaux que l’on se choisit et non ceux que l’on nous impose – c’était sa réflexion) et attendre la livraison à domicile d’un disque d’un groupe qui s’appelle Taxi Girl. 

-          « Tu connais ? »
-          « Non »
-          « Si, tu connais »
-          « Mais non je connais pas »
-          « Tu connais pas la chanson Cherchez le garçon ? »
-          « Si »
-          « Bah c’est une chanson de Taxi Girl »
-          « Ah bah je savais pas ».

Et j’en suis restée là. Taxi Girl. Cherchez le garçon.

A des kilomètres et à des années de là, le hasard met entre mes mains un disque de Taxi Girl, opportunément lors de ces années où quitter Paris était un idéal de survie. Paris. P.A.R.I.S. Ce maxi est sorti en 1984 et mon disquaire a la bonne idée d’emprisonner mes oreilles entre deux écouteurs, lors de l’un de mes retours de Berlin. Émerveillée une fois de plus par la lueur berlinoise et déçue par la crasse parisienne (une habitude), j’entends ces mots, pas tout à fait chantés, juste parlés, sur une ritournelle faite pour fuir Paris en sautillant avec des larmes dans les yeux. 

C'est Paris.
À Paris, rien n'est pareil.
Tout a tellement changé que c'est même plus une ville, c'est juste une grande poubelle.
La poubelle est pleine depuis si longtemps qu'il n'y a plus de place pour nos déchets à nous.
C'est Paris, et à Paris, y'a rien à faire, juste marcher dans les rues, marcher dans les rues pendant qu'il fait jour, et attendre.
Attendre qu’il fasse un peu plus chaud, qu'il fasse un peu plus jour, qu'il fasse un peu d'amour.

P-A-R-I-S.

En quelques instants, le temps de la chanson, j’inscris Taxi Girl dans mon champ d’émotions ressenties grâce à la musique. Je laisse mon argent au disquaire et repars avec une compilation, 84-86, parue en 1990, pour mieux profiter de cette découverte.

Très vite, je partage ma toquade autour de moi, Paris devient la chanson que l’on chante en hurlant en fin de soirée, en postillonnant sur ses derniers mots et la chanson de rupture Les jours sont bien trop longs devient celle que l’on se rappelle lorsque l’un d’entre nous en éprouve le besoin.

"Tu resteras dans mon cœur - Ça, ne t'en fais pas - Tu sais c'est le genre d'endroit - Où je mets n'importe quoi".

Taxi Girl et la voix maniérée de son chanteur, Daniel Darc, tourne en boucle dans ma tête comme un signe de renoncement à la vieillesse, à l’âge adulte et les emmerdements que l’on imagine aller de pair. L’idéal de jeunesse et l’ivresse juvénile des sons et des mots de Taxi Girl sont ceux que je ne redoute jamais d’écouter lorsqu’un moment devient triste. La jeunesse et sa fraicheur ne sont pas des boulets à tirer comme le souvenir d’un instant qui n’est plus. La jeunesse et ses idéaux sont des attitudes et des bonheurs tour à tour partagés avec ceux qui nous ressemblent et avec nous-mêmes. 

Lorsque j’étais enfant, je pensais qu’une fois passé 30 ans, les gens se mettaient subitement à écouter de la « musique d’adulte », soit de la musique classique et que leurs disques trouvaient une seconde vie au fond d’un grenier où personne ne va fouiller. Le jour de mes 30 ans, tandis que je me rendais à la fête d’anniversaire qu’avait préparée des amis d’enfance dans un petit bar à Narbonne, j’ai écouté Sisters Of Mercy. Très fort. En laissant filer mon imagination.

Rêver, imaginer sa vie et suivre un chemin qui semble raisonnable est une crainte que nous tous avons eu je crois ou sinon je ne viens pas de la même planète que beaucoup d’autres. Se résigner à une vie d’adulte en remisant ses élans de jeunesse, signifie grandir aux yeux du monde du raisonnable. Sauf que l’imagination et l’élan créatif qui font de la jeunesse l’un des plus beaux moments de la vie n’a rien à voir avec l’âge. La poésie me le rappelle souvent, mes rêves aussi. C’est là toute la beauté de la jeunesse et de son univers sans règle.

Un univers où tout est possible, mais où tout n’est pas utile (Premier épitre aux Corinthiens, La Bible).

Comme à chacune de mes découvertes musicales ou littéraires, je fouille, creuse, exhume, lis, raconte celui ou celle qui fait de mes moments solitaires des moments de joie. Daniel Darc me devient familier, sa voix, ses écrits, son image. Il arrive même aux oreilles des adultes et du grand public en remportant une Victoire de la musique en 2005. Daniel Darc redevient une figure du paysage musical, et devient tout court une image de mon paysage parisien.




Avril 2005. Le groupe allemand Einstuerzende Neubauten fête ses 25 ans, d’abord à Berlin où je finis par ne plus entendre  mes applaudissements puis à Paris, une semaine plus tard. J’assiste aussi à ce concert, sans Boules Quiès. Erreur fatale. Je supporte quelques chansons mais mes oreilles sifflent tellement que je dois quitter le concert. Sous une arcade de la Cigale, je croise Daniel Darc pour la première fois. Son allure me choque, sa silhouette semble si abimée et déséquilibrée.

L’image d’un bossu survient immédiatement et ma réflexion sur le trottoir du boulevard de Rochechouart ce soir-là est que l’on est libre de tuer son corps, de le détruire et de le délaisser au profit du plaisir et des addictions. Et qu’assister à ce spectacle est souvent une tragédie... pour vous, pour les proches, les amis, les gens qui vous savent fragiles et qui craignent qu’un jour ou l’autre vous leur claquiez dans les doigts.

De cette vision, je garde l’image d’un blouson en cuir porté sur une épaule  et la curiosité de trouver là, dans ce concert d’adeptes de musique allemande expérimentale, le dandy amoché de Taxi Girl.

Novembre 2010. C’est  à la Cité de la Musique que Einstuerzende Neubauten célèbre ses 30 ans de carrière en France. Arrivée en retard, sous la pluie, le ventre vide, j’entre dans la salle au moment de l’entracte. Les lumières sont rallumées, les gens bavardent, triturant un gobelet en plastique rempli de bière. La majorité est habillée en noir, certains sont assis contre les murs de la salle, d’autres sont en cercle pour ne pas perdre leur place dans la foule près de la scène.  Une musique de fond est recouverte par les conversations et les éclats de voix.

Ce petit monde se connaît et la salle n’est même pas pleine. Ce petit monde se reconnait et la salle est à sa taille. Je reconnais cette posture, de dos, déséquilibrée et souffrante, j’en suis convaincue. J’observe de biais, bavarde, mais ne quitte jamais des yeux Daniel Darc, avec un blouson en jean ou en cuir sur le dos ou toute autre peau qui viendrait protéger la sienne, qui semble devenir de plus en plus translucide avec le temps. Je reste jusqu’à la fin du concert, savoure les sonorités mythiques de Neubauten et perds de yeux le chanteur fatigué de Taxi Girl.

22 juin 2011. J’ai arrêté de fumer depuis une semaine. J’accompagne mon amoureux qui passe des disques comme souvent dans un bar de la rue Trousseau, dans le 11ème arrondissement de Paris. Comme souvent aussi, je reste le temps d’entendre mes morceaux favoris puis l’abandonne à son casque et ses changements de pistes pour passer ma soirée en compagnie de l’un des romans fleuve que j’aime lire, pour rester le plus longtemps possible avec les personnages. Ayant bu quelques bières ce soir-là, l’envie de cigarette se renforce à mesure que je décide de partir, de sortir du bar et donc de pourvoir fumer une cigarette.

Je traine au fond de mon sac, en guise de tentation à laquelle je résiste tous les jours, un paquet de cigarettes qui ne contient qu’une seule cigarette, la dernière. Une fois dehors, je demande du feu pour allumer cette cigarette, cédant à la tentation de la saveur douce du malt mélangé au tabac. Pressée de retrouver mes livres et sans aucun doute d’avaler quelque chose, je fonce tête baissée, rue Trousseau, les talons de mes boots battant le trottoir d’un rythme rapide et irrégulier. A l’angle de la rue de Charonne, je fonce et heurte de plein fouet un homme. Ma dernière cigarette m’échappe, la peur m’immobilise et la surprise de me trouver face à Daniel Darc n’a pour effet que de faire sortir ces pauvres mots de ma bouche :

-          « Pardon, pardon, mais c’est trop con ! C’est trop con ! C’était la dernière cigarette de ma vie ! »

Il me propose une cigarette, je lui demande du feu et m’excuse platement. Je suis à la fois désolée et tellement surprise de le rencontrer que ma main tremble. Il me demande où je me rends à cette allure. Je lui explique qu’un livre m’attend, qu’il s’agit de Jonathan Franzen. Je lui dis aussi que je l’ai déjà croisé à plusieurs concerts de Einstuerzende Neubauten. On échange quelques mots sur le concert de la Villette et la toujours très grande forme de Blixa Bargeld. Puis je finis par lui dire que j’aime ses textes. Il répond « Merci » puis nous reprenons chacun notre chemin.

Mon rythme est plus lent tandis que je remonte la rue de Charonne, en recrachant une fumée dont je sais qu’elle sera la dernière à encrasser ma respiration. Je la recrache lentement, les bras croisés sur ma poitrine, pour vider mes poumons au maximum. Le ciel n'est pas encore tout à fait noir, la nuit n'est pas encore tout à fait tombée. L'air est doux et l'odeur de ma dernière cigarette est fantastique.

En montant les 4 étages menant jusqu’à l’appartement, je m’en suis voulu d’avoir cédé à la tentation de cette cigarette qui me guettait, confiante, depuis le fond de mon sac. Une fois la porte refermée dernière moi, j’ai pensé aux mots que j’avais échangés avec Daniel Darc. J’en avais oublié son allure, son déséquilibre, son mal visible. Je me suis rendu compte que durant ces quelques instants, j’en avais oublié son mal.

Ces réflexions faites, je me suis mise à effacer de l’appartement toutes traces de ma vie de fumeuse.



« Prendre une place, c’est abandonner le caractère itinérant et indécis de la jeunesse. […] On ne la laisse pas créer sa propre morale. En entrant dans l’âge adulte, la jeunesse pénètre dans un carcan préparé par les autres. Une espèce de chenillard pas très excitant ». Fabrice Emaer, fondateur du Palace, cité par Benoit Sabatier, dans Nous sommes jeunes, nous sommes fiers. La culture jeune d’Elvis à Myspace, p. 225 (2007, Hachette Littératures).

Le maxi Dites le fort (nous sommes jeunes nous sommes fiers) est sorti en 1984. 

Daniel Rozoum dit Daniel Darc est mort le 28 février 2013 à 53 ans. Il a été inhumé au cimetière Montmartre à Paris le 14 mars 2013.

jeudi 13 décembre 2012

Une autobiographie environnementale "Des lieux bleus"


Le mot dépaysement désigne « l’action de s’en aller dans un autre pays ». Il désigne aussi un état, celui de la personne dépaysée, et une action, celle d’un changement agréable d’habitudes.

Le mot déracinement renvoie à l’action a priori brutale ou violente d’arracher ce qui a pris racine. Dans son sens figuré, déracinement désigne l’action d’arracher quelqu’un de son pays ou de son milieu.
           
Je vis aujourd’hui à Paris mais je n’en suis pas. Vivre à Paris n’a pas été un choix. Mon adaptation est celle du quotidien et non pas celle du long terme. Paris est transitoire. Elle se situe à la lisière du lieu dont j’ai été déracinée et des lieux dans lesquels je recherche le dépaysement. Alors la ville de Paris apparaît comme une plaque tournante, une transition topologique sous la forme d’une épreuve dont le soulagement ne vient que lorsque je la quitte.
           
Mais je ne quitte pas Paris pour quitter Paris. Je quitte Paris, lieu dans lequel je ne me sens pas chez moi, pour rechercher le dépaysement. Mais cette recherche de dépaysement n’est en aucun cas une fuite : il s’agit de la recherche de similarités entre mon lieu natal et de nouveaux espaces. Paris devient alors un prétexte.


La mer au-dessous de la garrigue : la racine

Le lieu que j’ai quitté à contre cœur était en front de mer. J’ai grandi face à la mer. Je la préfère l’hiver lorsqu’elle reprend possession des digues et de la plage, que ses remous claquent contre les rochers érodés et qu’elle met le phare et ses visiteurs en danger. Le vent, la houle, l’iode transpercent les téméraires qui longent la jetée. Les après-midis gris des mois de février sont les plus propices au défi de la tempête. Le souffle violent de la mer est le plus pur. Le sable froid des nuits d’été est un repère de calendrier. Les troncs d’arbres échoués annoncent l’automne finissant et la saison des baleines perdues dans le port. J’ai une fois assisté au dynamitage d’une baleine dans le port. Sous l’eau, la baleine a explosé. Elle n’était pas docile, parait-il, et ne trouvait pas la sortie. Une autre fois, une baleine échoua sur la plage. Des attroupements se sont formés autour des pompiers et des gendarmes qui considéraient la bête morte. Un vigneron s’est proposé pour la découper et exposer son squelette dans son chai. Pendant plusieurs jours, le vigneron allait et venait entre sa propriété et la plage au volant de son tracteur, des pans de baleine entassés dans sa remorque. La baleine et le vigneron sont devenus très célèbres dans la région et des groupes de touristes et d’écoliers se succèdent encore dans le ventre de la baleine, dans le chai au pied de la garrigue. 


Port-la Nouvelle, France, juillet 2007. Photo : L. Saquer


La mer est l’élément dont nous nous écartions parfois, mes camarades et moi, pour grimper sur les plateformes d’anciens bunkers nichés dans la garrigue. Comme une deuxième maison, la garrigue nous avait confiés tous ses secrets. Courant et trébuchant sur de petits sentiers, nous visions toujours le sommet… pour nous retourner et voir la mer au loin. Nous ramassions les cartouches de chasseurs mais nous avions la certitude de tenir entre nos mains les cartouches de soldats égarés dans la garrigue dont ils ignoraient tout. Les herbes craquaient sous nos sandales et nous rentrions souvent chez nous les pieds opaques – la poussière – et les tibias rouges – les ronces. Nos plaies cicatrisaient dans l’eau de mer.

Le point commun à la mer et la garrigue est que l’on peut s’y endormir en regardant le ciel sans un obstacle urbain. Depuis la plage et depuis la garrigue, le ciel est immense et entier. Sa couleur est naturelle, son épaisseur, réconfortante. De jour comme de nuit, le ciel que j’avais au-dessus de ma tête était infini et familier, vaste et proche.


La transition parisienne

La transition parisienne, que je vécus comme un déracinement dès les premiers jours de ma nouvelle vie urbaine, a fait émerger les traits de mon lieu d’enfance. Soudain, le ciel était en arrière-plan et entravé par divers obstacles : bâtiments, tours, souterrains du métro, pollution, lumières artificielles. Depuis la fenêtre de mon appartement étroit, je guettais ses changements de couleur et n’en voyais pas. Le ciel de Paris semblait ne pas avoir de caractère. Ni lunatique, ni bleu, ni noir en plein jour, le ciel parisien s’effaçait derrière l’activité au sol, dans les rues, les magasins, sur les places et les marches du Sacré Cœur. Je grimpais au sommet des monuments, montais les marches de l’Arc de Triomphe, arpentais les allées du parc des Buttes-Chaumont, pour chercher un ciel caractériel mais ne trouvais rien. Les collines de Paris n’en sont pas, me disais-je, car elles ne me rapprochent pas de ce que je recherche. 

En plus de cette absence, Paris avait un vent trop doux et trop mou. Je n’avais jamais les cheveux emmêlés, je n’étais jamais courbée contre des bourrasques. Parfois, l’esplanade de la Bibliothèque nationale de France était suffisamment vaste et aérée pour me heurter à des courants d’air parfois brutaux. Mais malgré ces vents ponctuels, Paris me semblait fade et sans saveur en comparaison à mon front de mer.      
           
Rester à Paris était une obligation. Chercher à m’en dépayser parfois était la solution.
            

Le dé-pays : l'autre pays
    
J’ai donc pris un train de nuit et je suis allée dans le nord de l’Allemagne, pays dont je connaissais bien le Sud et l'Ouest : la Bavière au printemps, balbutiant entre neige et bourgeons, et la Ruhr en plein hiver, grelottant sous des terrils inondés de soleil blanc.
           
Je suis arrivée à Berlin un matin de mars. J’ai somnolé dans le train qui me conduisait au centre de la ville, observant d’un œil encore non exercé les enfilades d’immeubles bleu clair et les résidences plates. Encore endormie, j’ai longé à pieds la Karl-Marx-Allee qui m’a fait l’effet du dépaysement le plus total : l'avenue était large, les voies étaient larges, les trottoirs étaient larges, les berlinois étaient invisibles. Entre les immeubles de part et d’autres de l’ancienne Staline-Allee, un pan entier de ciel courrait le long des toits, comme s’il s’agissait de la 5ème voie de l’avenue. Assommée par le poids des bâtiments et un air soudain respirable dans une grande ville, je longeais lentement l’avenue, changeant régulièrement de trottoir pour prendre la mesure de la largeur du lieu. Une voiture passait parfois. Puis, alors que rien ne l’annonçait, l'Alexander-Platz émergea tranquillement au bout de la Karl-Marx-Allee. Sur la façade de l'un de ses nombreux immeubles, quelques phrases de l'œuvre d'Alfred Döblin brillaient. La grande place était déserte, et mes yeux, grand ouverts. L’espace était alors possible et à disposition. 


Reichstag, Berlin, Allemagne, août 2006. Photo : L. Saquer

Au pied de la Fernsehnturm, la fameuse tour de la télévision visible en tous points berlinois, le ciel était à portée de main. Je ne suis pas allée au sommet de la tour car le ciel était à portée de main. La percée de la tour en hauteur et le mouvement des yeux pour en atteindre l’extrémité me donnait le sentiment que le ciel était mis en valeur et qu’il se donnait ainsi facilement. Puis, toujours assommée mais enfin soulagée de respirer, je suis passée sous la Porte de Brandebourg, étrangement petite, et je me suis allongée sur les pelouses du Reichstag. Je ne voyais alors plus que le ciel. Alors je me suis endormie.
           
Les jours après, c'est dans un lieu clos que j’ai trouvé la confirmation des similarités entre mon front de mer et cette ville si étendue. Les couloirs du Hamburger-Bahnhof, ancienne gare remaniée en musée d’art contemporain, étaient vides lors de ma première visite et j’ai pu déambuler dans ses salles sans rencontrer un seul visiteur. Certaines s’étendaient sur plus d’une centaine de mètres carré. Lorsque j’y suis retournée en une autre saison, la nuit tombait aux alentours de 15h30. Pourtant, à travers les vitres de la verrière, ce sont toujours des lueurs bleues qui ont impressionné ma pellicule, grâce aux néons de Dan Flavin sur la façade du musée. Rentrée à Paris, le bleu de la nuit berlinoise est apparu sur les tirages photo comme un invité surprise. Ainsi, en toutes saisons, c'est le ciel qui habille l'intérieur du musée et enveloppe son visiteur d'une chaleur bleuâtre, comme la petite flamme bleue d'un briquet. Le bleu n'est plus une couleur froide mais devient le repère de mes déambulations dans des lieux que j'appelle mes « lieux bleus ».



Hamburger-Bahnhof, Berlin, Allemagne, décembre 2005. Photo : L. Saquer


L'aller-retour  
           
Je suis rentrée à Paris avec peine. J'ai aussitôt fait développer mes photos pour garder le sentiment et la vision intacts.
           
Puis Berlin est devenue une habitude, comme une évidence. Régulièrement, j'y retourne pour veiller sur sa densité, pour m'assurer que des friches persistent, à deux pas de la Potsdamer-Platz. Rapidement, j'ai saisi que les espaces vides étaient ceux dans ou sur lesquels je préférais passer mon temps : la plage et la perte de vue, Berlin et ses avenues désertées, leurs nuits silencieuses et le ciel comme composante essentielle.  
           
Je retourne sur la plage aussi souvent que je retourne à Berlin. Lorsque j'y suis, je me lève très tôt pour aller y courir et voir scintiller la mer. Je conduis vite en longeant le port. Il n'y a personne. J'ai la mer, son air et son odeur pour moi.
 
Je ne suis pas dépaysée de la plage, j'en suis déracinée. Je suis dépaysée de Paris en allant à Berlin. Et je ne fais jamais que « retourner au pays » en revenant sur le sable. Je m'adapte à Paris. Je loue un appartement que j'ai choisi sur le seul critère de la hauteur et de la largeur des fenêtres. Je m’endors désormais devant une grande baie vitrée au travers de laquelle la nuit n’est malheureusement jamais noire, souvent orange, mais au travers de laquelle le ciel est à portée de main.

mardi 31 juillet 2012

Elastica par Elastica, des filles en colère ?


Paru le 13 mars 1995 (Deceptive/Geffen)

13 mars 1995. Radiohead joue à Wolverhampton, « grande » ville anglaise dotée de plus de 230 000 habitants. Nous sommes en plein The Bends, l’album est sorti la veille. Le groupe est déjà très connu car le single Creep a fait le tour du monde des centaines (de milliers) de fois. Ce même jour, un groupe mixte jouant sur l’androgynie tant de ses filles que de son garçon, sort son premier album. Elastica éructe Elastica, 15 titres courts, brandissant chacun le drapeau du punk élégant et de la new wave dépassée. Elastica est connu du monde entier en réalité, sauf que le monde entier ne le sait pas.


Groupe à la line-up bordélique, Elastica est le bébé de Justine Frischmann (voix et guitare) et de Justin Welch (batterie), deux ex-membres de Suede, né en 1992 suite à un ras-le-bol de Justine de n’être « que » la deuxième guitare du groupe à succès. Brett Anderson, le leader de Suede est le petit-ami de Justine lorsqu’Elastica voit le jour, mais cette fille en colère voit plus loin que son histoire d’amour et fait ses valises. Le recrutement des deux autres membres d’Elastica en primo-lineup, se fait via les petites annonces du Melody Maker. Fin 1992, Donna Matthews (guitare et voix) et Annie Holland (basse) sont de la partie, un peu punk, un peu brutales et très jolies. Ce beau monde s’énerve sur ses premiers titres, tourne en Angleterre, surprend par l’énergie de ses concerts et réinjecte une tradition anglaise dans une brit-pop glosant sur ses propres succès : pas moins que Wire, The Stranglers et The Fall font partie du Panthéon de ce groupe mixte de filles... qui capte l’attention avec ses premiers titres : Stutter, Line-Up et Connection. Ces titres n’excèdent pas les 2’30, comme presque tous les autres qui composent l’album Elastica, qui, en plus d’être un électron libre de cette brit-pop énervante, bénéficiera de l’intérêt du public pour les relations de type intimes de Justine avec Brett et Damon Albarn, pas moins.



La voix de Justine est comme enveloppée dans du papier sulfurisée : elle est douce, posée et contraste avec les grognements de Justin en backvoices. Le rythme va parfois vite et Annie en fait les frais : Annie est une histoire vraie qui rend hommage à la bassiste, Annie, et à une journée que le groupe avait passé en sa compagnie dans sa ville natale, un truc comme ça. La journée-type d’Annie est simple et traduit l’univers dans lequel baigne ce groupe de filles aux cheveux courts :

Annie, Annie, Annie
Met a mate in the afternoon
Holsten shore-line pub-crawl
Looking for some cold beer
Missed the stone punch drunk Judy
Tony, brandy, M.G., Andy
Vodka, scotch and loads of beer
It’s so great we want to stay here
Annie, Annie, Annie


 
Rappel du contexte général : les années 1990 en Angleterre pointaient un manque cruel d’innovation musicale et les offensives ouest américaines ne furent pas pour satisfaire les oreilles des teenagers anglais. La brit-pop nait dans ce contexte offensif où l’on confronte US et Grande-Bretagne avant de confronter les deux groupes phares du mouvement, Oasis et Blur. Ramenée à ce niveau, celui des conflits au sein de la même chapelle, la brit-pop semble être à la fois le cœur du « problème Elastica » comme sa rampe de lancement. Les titres d’Elastica s’inspirent follement de vieille new wave et de punk qui n’atteignent pourtant pas les sensibilités du public « brit-poppien ». Cet entre-deux culmine avec Blue et Stutter qui rivalisent de ... « prends ça dans ta figure et n’en parlons plus ».

A leurs côtés, émergent Indian Song, incartade inspirée et contournable pour le coup et Waking Up, petite montagne russe où Justine s’essaie à la non-monotonie de son chant et où le groupe la suit, sans la perdre un seul instant dans cette tentative mélodieuse, commençant à s’éloigner des poings dans la figure continus que cet album concentre - album qui, rappelons-le, fut le plus vendu en Grande Bretagne depuis le Definitely Maybe d’Oasis, rien que ça.



Vaseline, en hommage au groupe auquel Kurt Cobain rend aussi hommage le 18 novembre 1993 lors de l’enregistrement du oh combien fameux Unplugged In New York, clôt l’album, sans contours, âprement mené, et quasiment aussi difficile que le son d’une craie brisée sur un tableau noir. Pour précéder cette chanson, et enfoncer le clou de la distance voulue avec l’ambiance anglaise, Smile se paie le luxe de commencer par un « One, two, three, four ! », tel que se le permettent les groupes qui évacuent les productions trop compliquées. Sauf que cette posture tient à peine dès les premières notes de S.O.F.T. qui joue sur les acouphènes d’un auditeur trop zélé... Ce peut être répétitif, oui, mais en tout cas, ça s’imprime dans la mémoire auditive et ça tourne sans effort.

Au milieu de tout cela, 2:1, single porté par l’image d’Ewan McGregor, en costard cravate, petit voleur et gros junkie de Trainspotting qui le temps d’un job à Londres se refait une santé. Rattrapé par ses vieux copains qui parasitent son nouveau havre de paix, Mark Renton incarne le garçon qui essaie mais qui n’y arrive pas. Titre mondialement connu, 2:1 a valu à Elastica un grand succès... jusqu’aux États-Unis. Et c’est bien là le nœud de tout le problème : la musique d’Elastica est-elle schizophrène ou juste opportuniste ?

Justine a quitté Suede pour être au devant de la scène... sauf que la scène, c’est celle de la brit-pop et que celle-ci est bien connue pour être juste... happy ou violente lorsqu’il s’agit pour ses groupes phares de se rentrer dedans. Et cette brit-pop s’érige contre tout riff ouest-américain. Sauf que 2:1 fait d’Elastica des mégas stars, ambassadrices, n’ayons pas peur des mots, d’une certaine image des années 90, tout comme les autres artistes présents sur le soundtrack de Trainspotting : Underworld, Pulp, Primal Scream, Damon Albarn en solo. Sauf que cette image, qui les conduit dans les meilleurs festivals, aura raison de leur énergie : fin 1995, après Lollapalooza (Etats-Unis), Annie Holland, la bassiste, est la première à jeter l’éponge. Trop de concerts, trop de tournée, trop de tout.

Puis Elastica jongle avec sa line-up jusqu’en 2001, date officielle de leur séparation. Annie reviendra un peu mais l’ambiance générale est que la célébrité est affaire de personnes qui savent la gérer. Damon Albarn dira de son ancienne petite amie, Justine, qu’elle n’était qu’une ingrate vis-à-vis de son succès, c’est dire... Entre temps, The Menace, leur second album, sorti en 2000, plombe leur moral et leur carrière, si l’on en croit les critiques de l’époque.



En définitive, Elastica, c’est l’histoire de filles (et d'un garçon) qui écoutaient du punk et qui ont sorti leur album... 15 ans trop tard... et qui se sont trouvées au milieu d’un contexte qui ne fut favorable à leur art tiré d’un côté par la tradition anglaise, portée de l’autre par l’ennemi américain. A force d’étirement, la corde casse.

Sinon, Radiohead, ils tournent toujours je crois.

Paru le 9 juin 2009 sur Inside Rock.

Et Waking Up en bonus !